Une discussion sur le temps et le temps entre Emmanuel Gueit et Alexandre Peraldi

Prenons l’avion: horlogerie, Covid, crise… c’est reparti comme dans les 70’s et tout va changer?
EG : Oui, c’est comme pendant la crise pétrolière, ça ne peut pas aller plus mal, on n’a rien à perdre.
AP : J’espère que tu as raison, quand copier ne suffira plus, il faudra créer.

À part Ikepod, quelles sont les marques les plus créatives aujourd’hui?
EG : Les couturiers, car ils n’ont pas de légitimité horlogère à défendre.
AP : La mode, c’est par essence éphémère, c’est libératoire.

Que faut-il penser de la course aux «icônes»?
AP : Aujourd’hui les marques horlogères veulent toute la même chose, créer une icône. Mais ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. On crée et il se passe ce qui se passe. Les marques doivent prendre des risques.
EG : C’est exactement ce que nous avions fait avec Stephen Urquhart chez Audemars Piguet avec la Royal Oak Offshore. Une icône, c’est un modèle qui reste vivant, un modèle que la marque fait vivre. Au départ, dans les années 1970, Georges Golay (dirigeant d’Audemars Piguet, ndlr) n’aimait pas la Royal Oak, mais il a tout de même pris le risque d’en produire pour le marché italien.

Le concept d’icône n’est-il qu’un sous-produit marketing?
AP : Oui, mais faire un succès, c’est un coup de bol.
EG : Le marketing a tué la créativité.
AP : D’ailleurs le marketing ne fonctionne pas avec le luxe ou même avec l’idée même de la créativité. Le seul objectif valable est précisément de proposer à la clientèle ce qu’elle n’attend pas.

Que faire?
EG : Il faut que les marques créent les icônes des 40 prochaines années, pas qu’elles copient les succès des 40 dernières années.
AP : Il ne faut pas copier, mais s’inspirer pour faire grandir. Faire des «me too» ne sert à rien. En revanche, prendre quelque chose pour le transformer amène à la créativité. Comme en cuisine.

Le temps est donc essentiel : laisser le temps à un modèle de se développer dans l’imaginaire de la clientèle?
EG : C’est fondamental, il n’y a pas d’icône, il n’y a pas de succès sans cela.
AP : Absolument d’accord. Et il faut accepter les échecs. Personne ne prend le temps d’étudier les échecs, or, un projet n’est jamais mauvais à 100%. On ne peut pas se lancer dans la course au succès sans savoir pourquoi on se trompe la plupart du temps.

Ikepod serait-il l’exemple qui confirme la règle: iconique dès le premier jour?
EG : En effet, Ikepod a tout de suite gagné ce statut d’icône. Mais sans que cela soit un succès commercial évident.
AP : C’est comme au cinéma… Ikepod fait partie de ces chefs-d’œuvre que le grand public ne découvre que plus tard.

La relance d’Ikepod sur ses modèles emblématiques intervient donc au bon moment, comme un message: prendre le temps dans une industrie où tout va trop vite?
AP : Oui.
EG : Je confirme. L’horlogerie va trop vite et cela ne va pas aller en s’améliorant.
AP : Au contraire.
EG : Le secteur a connu une trop forte croissance, le business est devenu artificiel. La spéculation autour des montres dans les ventes aux enchères est symptomatique, il n’y a pas de logique, c’est aberrant. D’ailleurs on n’y trouve plus de vieux modèles, mais des montres quasiment neuves. On ne laisse plus aux montres le temps de se bonifier.

Pour vous, designers, cela signifie-t-il une sorte de report de charge: c’est à vous de créer un succès?
EG : On ne nous demande même plus ça. On nous demande juste de refaire une Royal Oak Offshore…
AP : La plupart du temps les marques ne cherchent même plus à définir leur univers, elles se contentent de faire un benchmark de la concurrence.
EG : Cela devient caricatural.

Avant que vous vous penchiez sur les Duopod, Chronopod et Megapod, c’était quoi pour vous Ikepod?
EG : Un OVNI. Un projet de designer, pas de «watch designer» – d’ailleurs à l’époque le terme n’existait pas, on parlait de styliste en horlogerie, pas de designer.
AP : Nous ne sommes que des pousse-crayons! Mais c’est vrai qu’Ikepod était un OVNI. Et un bel OVNI, lorsque tu vois une Megapod tu as envie de la toucher.
EG : C’est vrai, elle est sensuelle. Et une belle montre doit être agréable à toucher.
AP : Je me souviens très bien de l’apparition d’Ikepod, c’était osé, créatif, différent… et cher pour l’époque. Dans mon benchmark personnel, Ikepod a toujours été en bonne place.
EG : C’est un peu moins clair pour moi, j’étais dans mon monde et l’Internet était loin d’être aussi développé qu’aujourd’hui. J’ai quitté Audemars Piguet en 1999 pour aller chez Fossil aux États-Unis, au sein d’une équipe de créatifs qui ne venaient pas de la montre. Ikepod était dans cet esprit-là et quand j’ai commencé à regarder ces montres, je les ai tout de suite aimées.

Des montres Ikepod à moins de 1000 dollars, justifié ou non?
EG : Lorsque Christian-Louis Col (actuel propriétaire et CEO d’Ikepod, ndlr) est venu me trouver, j’ai tout de suite compris son idée de repositionnement sur des prix beaucoup plus accessibles que par le passé.
AP : Le positionnement précédent était trop élevé. Le prix ne peut pas se justifier uniquement par l’esthétique de l’objet. Surtout aujourd’hui.

Les nouvelles montres Ikepod restent-elles des objets de luxe?
EG : C’est indispensable pour Ikepod. Mais il faut faire des produits de luxe à la bonne mesure, beaux, bien faits et abordables.
AP : J’abonde. Le luxe c’est avant tout un bel objet, pas un simple produit de consommation.

Où étiez-vous en 1994, lorsque Marc Newson a lancé Ikepod?
EG : J’étais chez Audemars Piguet, je travaillais à la Royal Oak Offshore, en pleine effervescence créative.
AP : J’étais chez Cartier et je dessinais ma première montre.

Comment est-ce que l’on rentre dans une montre dessinée par un designer aussi charismatique que Marc Newson?
EG : On ne touche à rien. On rend les cadrans plus jolis. On se contente de faire des retouches esthétiques. C’est tout. On ne transforme surtout pas la boîte, on ne change pas ses proportions, elle est parfaite telle qu’elle est.
AP : C’est un travail d’humilité. Entreprendre un tel mandat avec de l’égo, cela ne fonctionne pas. Surtout qu’avant moi, il y a eu quelqu’un qui s’appelle Gueit… cela met sous pression.
EG : En tant que designer indépendant, mon souci principal est de rendre le client heureux. La marque d’abord.

Est-ce que l’on étudie l’histoire de la marque et des créations?
EG : Pour moi, c’est indispensable. Il faut s’imprégner de la génétique de la marque, aller regarder ce que Marc Newson avait fait. C’est comme cela que je suis arrivé au cadran avec les ronds, qui reprend un ancien motif, mais sur une grille moins rigide qu’à l’époque.
AP : En réalité je me suis fait un peu avoir. La première fois que Christian-Louis Col m’a demandé de lui dessiner une Ikepod, je lui ai dit non. Puis il m’a demandé de lui dessiner des sneakers… et j’ai fini par accepter de développer des cadrans pour la Megapod. Il voulait y mettre des chiffres, alors j’ai tout testé, chiffres romains, chiffres arabes… ce n’était pas évident, parce qu’il y avait le rehaut, retravaillé par Monsieur Gueit.
EG : Le rehaut est indispensable, sinon le cadran devient un trou.
AP : Tout à fait d’accord… J’ai fini par faire une proposition absurde, avec des chiffres qui passaient sous le rehaut. Et la proposition a été retenue.

À vous entendre, votre travail sur Ikepod ressemble à un exercice de style.
AP : Pas plus qu’un autre mandat. La création est toujours progressive, un processus de concentration, comme un entonnoir dont il ne ressort que quelques éléments d’un travail beaucoup plus dense en amont.
EG : Nous travaillons sans compter parce que nous sommes des passionnés…

Au final, est-ce que la création est un travail d’équipe?
EG : Oui et non. La créativité est un travail solitaire – nous avons tous un peu le syndrome d’Asperger. Dans un second temps, il est important d’écouter le client.
AP : C’est dans le dialogue que la création prend tout son sens. Les explications du client sont importantes, sa vision, ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Mais lorsqu’il y a trop de monde, tout devient compliqué.
EG : Il y a trop de décideurs dans ce métier…
AP : Et, au final, ne pas prendre de risque ne paie pas.

Soyons réalistes: vu votre grand âge (rire), vous vous êtes formés au crayon et à la gouache. Alors, plutôt 2D ou 3D?
EG : Résolument gouache et 2D, la 3D m’énerve.
AP : Notre force est d’avoir appris au crayon.
EG : La main crée des erreurs et les erreurs créent les idées. Et les erreurs ne se produisent pas avec un ordinateur.
AP : Pour moi, les images 3D ont rendu le dialogue avec le client problématique. Quand on regarde un dessin ou une gouache, il faut se projeter, il faut visualiser la montre, l’imaginer. Avec la 3D, le client se limite souvent à regarder le rendu, c’est tout. Avec la 3D, il n’y a plus de travail de lecture.
EG : C’est juste. Les gouaches de la Royal Oak Offshore étaient naïves, mais cela n’a pas empêché le CEO d’y croire. D’ailleurs, toutes les pièces iconiques d’aujourd’hui ont été créées à la main.

Mais la 3D présente l’avantage d’éliminer des solutions impossibles, non?
AP : C’est précisément là que commence le travail. Comme je dis toujours à mes étudiants (Alexandre Peraldi enseigne à la Haute École de Design de Genève, ndlr): pas de compromis, que des solutions.
EG : Le dessin est une base de dialogue avec la technique, avec les ingénieurs.
AP : Cela rejoint la notion de temps déjà évoquée. Lorsque tu rencontres une difficulté, le temps que tu passes pour la résoudre te permet de trouver une solution encore meilleure.

Monsieur Peraldi a dit précédemment qu’il testait toutes les possibilités, même des chiffres romains sur la Megapod. Est-il vraiment nécessaire de tout tester?
AP : Il est indispensable de ne rien s’interdire. Après, ce n’est pas sans risque… le client peut toujours choisir le projet le plus mauvais.
EG : Mais à un moment donné, le client doit aussi faire confiance au designer.
AP : Exactement. Il faut croire à notre expérience… ce n’est pas parce que c’est beau que cela se vend. C’est une leçon que j’ai gardée d’Alain-Dominique Perrin (alors dirigeant de Cartier, ndlr), qui regardait mes dessins: «C’est quoi? C’est moche… mais tu vas en vendre.»

Combien de montres avez-vous à votre actif ?
EG : 1, 2, 3… beaucoup !
AP : Franchement, je ne sais pas.
EG : En 33 ans, j’ai dû dessiner près d’un million de montres. Lorsque j’étais chez Audemars Piguet, l’époque était très créative, nous dessinions trois nouvelles collections par an.
AP : Idem. À mes débuts chez Cartier nous dessinions énormément de collections.

Cette hypercréativité va-t-elle revenir selon vous ?
EG : Je pense que cela va revenir. Les marques vont redevenir plus importantes que les modèles et seront plus créatives.
AP : Avec de la créativité, on peut faire vivre un modèle pendant vingt ans. Bonne nouvelle pour Ikepod.

Une raison de plus de croire à sa troisième vie?
AP : Je pense que c’est jouable. Ses échecs lui ont donné du temps et participeront sans doute à son succès aujourd’hui.
EG : On le souhaite et on a travaillé pour ça. Propos recueillis par Stéphane Gachet, Watch Around

Interview by Stéphane Gachet, Watch Around.